Débat - Projet de loi S-213, Loi modifiant le Code criminel sur l’indépendance des tribunaux
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-213, Loi modifiant le Code criminel sur l’indépendance des tribunaux, qui vise à accorder aux juges le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer la peine minimale obligatoire lorsqu’ils considèrent que c’est juste ou raisonnable de ne pas le faire.
Je tiens d’abord à remercier mon honorable collègue la sénatrice Mobina Jaffer d’avoir présenté de nouveau ce projet de loi au cours de cette nouvelle session parlementaire. Le projet de loi est une entreprise de longue haleine de l’honorable Kim Pate, et ce, depuis la 42e législature, et je sais que la sénatrice Jaffer est la championne parfaite pour la poursuivre. Nous devons une fière chandelle à ces deux leaders chevronnées et dévouées qui continuent à se battre pour créer un Canada plus juste, plus équitable et plus inclusif.
Le projet de loi S-213 est une étape essentielle pour le système de justice parce qu’il répond au besoin de rétablir le pouvoir discrétionnaire des juges dans le système judiciaire canadien après des années de changements rétrogrades. Je l’appuie parce qu’il réduit le coût humain et social associé aux peines minimales obligatoires.
Chers collègues, comme je l’ai dit auparavant, nous disposons de plusieurs décennies de recherches, et les conclusions sont claires : les peines minimales obligatoires n’ont aucun effet dissuasif, elles ne font pas baisser le taux de récidive et elles ne rendent pas la société plus sûre.
Honorables sénateurs, examinons attentivement ces données. Vous vous rappelez sans doute que la Cour suprême du Canada — tout comme nombre d’entités juridiques, de commissions, de comités parlementaires et d’organisations — avait conclu que les peines minimales obligatoires n’ont pas d’effet dissuasif sur la criminalité.
Nous devons tenir compte du fait que les Canadiens sont très favorables à l’indépendance judiciaire pour déterminer les peines. En 2018, le ministère de la Justice a observé que les Canadiens n’appuient pas les peines minimales obligatoires et qu’ils préfèrent une approche plus personnalisée pour déterminer les peines. En tout, 77 % des Canadiens croient, en principe, que le fait d’appliquer les mêmes peines minimales à tous les contrevenants reconnus coupables du même crime est une manière injuste et inappropriée de procéder, tandis que seulement 16 % des Canadiens pensent que le processus des peines minimales obligatoires est juste. Par ailleurs, 90 % des Canadiens pensent que les juges devraient avoir la souplesse requise pour imposer des peines inférieures aux peines obligatoires, dans les cas où il est raisonnable et approprié de le faire, et pour prendre les meilleures décisions en tenant compte des facteurs propres à chaque contrevenant. Autrement dit, la majorité des Canadiens estiment que faire preuve de souplesse au moment de déterminer la peine permettrait de s’attaquer à la source réelle du crime et d’accroître la sécurité dans nos collectivités, car cela aurait un véritable effet dissuasif sur la criminalité.
Honorables sénateurs, le projet de loi S-213 s’attaque à un problème important dans notre système judiciaire parce qu’il remet la personne, sa situation et son point de vue au centre de l’équation. Dans le système actuel, les juges ne peuvent pas imposer une peine équitable en fonction de la situation propre à l’accusé; ils sont obligés d’imposer des peines minimales. Or, le système ne tient pas compte des répercussions de cette contrainte, car il ne tient pas compte des coûts humains, sociaux et financiers des peines minimales obligatoires.
Chers collègues, quels sont donc ces coûts?
Tout d’abord, nous devons prendre en considération le racisme systémique bien documenté qui est omniprésent dans les institutions canadiennes et la façon dont le projet de loi S-213 contribuerait à lutter contre certaines des iniquités raciales institutionnelles dans notre système de justice.
Nous savons que les délinquants noirs et autochtones sont surreprésentés parmi les admissions dans un établissement de détention fédéral. Selon les données publiées par Justice Canada, en 2017, du total de la population canadienne, 2,9 % des gens se déclaraient Noirs, 4,3 %, Autochtones, et 16,2 %, membres d’une autre minorité visible. Sur une période de 10 ans visée par l’étude, de 2007 à 2017, les délinquants autochtones constituaient 23 % de la population carcérale fédérale au moment de l’admission, alors que les délinquants noirs et ceux appartenant à une autre minorité visible en constituaient environ 9 % chacun.
Honorables sénateurs, examinons de plus près les données statistiques. Pour la période de 10 ans visée par son étude, Justice Canada a constaté que les délinquants de la communauté noire et des autres minorités visibles étaient plus susceptibles d’être incarcérés dans un établissement fédéral pour une infraction passible d’une peine minimale obligatoire. Près de 39 % des délinquants de la communauté noire ont été incarcérés après avoir été déclarés coupables d’une infraction passible d’une peine minimale obligatoire. Dans le cas des autres minorités visibles, le taux était de près de 48 %. Non seulement les membres des minorités visibles sont surreprésentés dans les établissements fédéraux, mais ils sont aussi plus susceptibles d’y purger une peine minimale obligatoire.
Dans une déclaration du Caucus des parlementaires noirs, en 2020, les parlementaires autochtones, noirs et de couleur se sont réunis pour discuter de la surveillance policière et de l’incarcération excessives des Canadiens noirs et autochtones. À la suite de consultations et d’études sérieuses, ce caucus a demandé d’apporter des réformes aux systèmes de justice qui perpétuent le racisme et les préjugés systémiques contre les noirs, notamment à l’aide de mesures comme l’élimination des peines minimales obligatoires.
Outre les effets sur la détermination de la peine, les peines minimales obligatoires nuisent aux familles canadiennes, surtout à nos enfants et à nos jeunes.
Selon un nouveau rapport publié par Campagne 2000, 17,7 % des enfants, soit près d’un enfant sur cinq, vivaient dans la pauvreté en 2019. Selon ce rapport, à ce rythme, il faudra encore au moins 54 ans pour éradiquer la pauvreté chez les enfants. Ce taux est encore plus élevé parmi les communautés racialisées et les immigrants. Plus alarmant encore, nous n’avons pas encore de données nous permettant de comprendre l’incidence de la pandémie, et on constate que les fossés qui ont caractérisé les inégalités systémiques pendant la pandémie de COVID ne cessent de s’élargir.
Ce taux de pauvreté élevé est inquiétant, car les recherches démontrent que la pauvreté a une incidence permanente sur les possibilités d’éducation et d’emploi, ainsi que sur les chances de participer pleinement à la société. Par ailleurs, les inégalités issues de la pauvreté peuvent faire en sorte que des jeunes vulnérables auront davantage de démêlés avec le système de justice pénale pendant leur passage à l’âge adulte. Même si les recherches visant à déterminer si cette corrélation peut faire gonfler les statistiques sur l’incarcération à long terme sont toujours en cours, il est clair que le fait de continuer d’imposer des peines minimales obligatoires ne permettra pas de tenir compte du contexte et des circonstances particulières qui ont mené à ces infractions et peut-être à d’éventuels taux de criminalité plus élevés.
En fait, dans le cadre d’une autre étude réalisée par le ministère de la Justice en 2018, les jeunes ont indiqué eux-mêmes que les circonstances personnelles et les antécédents de l’accusé sont deux des facteurs les plus importants dont les juges devraient tenir compte pour imposer des peines justes et équitables. Ceux qui croient que les juges devraient avoir la flexibilité voulue pour infliger une peine inférieure à la peine minimale obligatoire énoncée estiment que les peines minimales obligatoires ne permettent pas de prendre en compte bien des aspects personnels et contextuels et que ces peines peuvent contribuer à judiciariser davantage des personnes vulnérables. Selon eux, le système de justice pénale devrait œuvrer au rétablissement des personnes. Sénateurs, cela nous montre que la jeune génération réclame un système de justice plus juste et plus équitable qui s’adapte aux circonstances des jeunes comme à celles des adultes.
Honorables sénateurs, les effets des peines minimales obligatoires sont indéniables et prouvent que le système ne réussit pas à rendre justice aux Canadiens. Nos recherches révèlent l’histoire d’un système de justice où les minorités raciales et ethniques, les enfants et les jeunes sont représentés et touchés de manière disproportionnée.
On constate avec inquiétude des inégalités systémiques qui pourraient contribuer à accroître le risque que des crimes soient commis dans le futur. Les recherches montrent que le système de justice a recours à des pratiques dépassées qui n’accroissent pas notre sécurité, qui n’empêchent pas que des crimes soient commis et qui ne réduisent pas le récidivisme. Les réformes pénales sont longues et complexes, mais nous pouvons faire un pas en avant en adoptant le projet de loi S-213 et en laissant aux juges la possibilité d’user de leur pouvoir discrétionnaire au sujet des peines minimales obligatoires afin de répondre à certains des problèmes du système.
Si les juges peuvent exercer leur pouvoir discrétionnaire, ils pourront prendre en considération l’effet de l’incarcération sur les enfants à charge et sur d’autres groupes de la société. Ils pourront aussi envisager de réduire la peine ou de reporter le prononcé de la peine si c’est nécessaire ou si la décision risque de causer des préjudices importants, par exemple à des enfants à charge. C’est pour cette raison que j’appuie le projet de loi S-213, qui permet aux juges de ne plus avoir les mains liées par les peines minimales obligatoires et de choisir d’autres solutions, au besoin.
Pour conclure, j’aimerais remercier la sénatrice Pate de faire preuve de leadership et de travailler avec ardeur à l’initiation de cette réforme, ainsi que la sénatrice Jaffer d’avoir accepté d’être la marraine du projet de loi et de le faire progresser. De plus, honorables sénateurs, je vous encourage à bien réfléchir aux effets démesurés des peines minimales obligatoires sur les enfants et sur les jeunes de vos collectivités lorsque vous devrez vous prononcer sur le projet de loi S-213.
Merci.
Sénatrice Moodie, acceptez-vous de répondre à une question? Vous avez deux minutes.
Oui, volontiers.
Sénatrice, si je vous ai bien comprise, vous avez affirmé dans votre discours que la majorité de la population souhaite que les peines minimales soient abolies et qu’on laisse aux juges toute la discrétion requise dans l’imposition des peines aux personnes reconnues coupables d’agression envers des enfants, d’abus envers des mineurs ou de violence conjugale. À quelle étude faites-vous référence lorsque vous faites cette affirmation?
Sénateur Boisvenu, je fais référence à des études antérieures — je n’irai pas dans les détails, parce que je ne les ai pas sous la main, mais je peux vous revenir avec une réponse — où l’on a sondé des Canadiens sur la question et recueilli cette information. Je peux trouver la réponse et vous la transmettre. Je ne l’ai pas sous les yeux.
Sénatrice, pour donner de la crédibilité à vos arguments et à ce projet de loi, lorsque vous faites une affirmation en disant que la majorité des Canadiens sont en faveur d’une mesure quelconque, n’y aurait-il pas lieu de citer l’étude, l’auteur et la page où figurent ces propos?
Certainement, sénateur Boisvenu, ce serait le cas. Mais dans un exposé très axé sur des données probantes comme celui que je viens de présenter, il aurait fallu passer beaucoup de temps, plus de la moitié du temps qui m’est alloué, à nommer mes sources. Je peux transmettre mes références à vous et aux greffiers, si cela est utile, mais je n’ai pas jugé utile de consacrer le temps qui m’est accordé ici à citer des références.